Parabole
par Manuel Vazquez Portal, Groupe de Travail Decoro
LA HAVANE, mai - L'histoire est que plus je retourne mes idées dans ma tête, plus j'ai une idée fixe, celle que l'homme a toujours deux faims : une concrète et cruelle, celle qui fait crier le jéjunum et paralyse le cerveau, et qui se calme facilement avec un
morceau de pain. L'autre, abstraite, mais plus cruelle que la première, celle qui fait crier le cerveau, crispe les mains, rend les sens plus aigus, ne se calme jamais, même s'il y a trop de pain.
Quelques cubains souffrent de la première. Peut-être ne savent-ils pas que le second existe. D'autres cubains souffrent de la seconde, et bien qu'ils sachent que la première existe, ils ne la tiennent pas en compte. Nous qui souffrons des deux, nous sommes toujours
impatients, épuisés et perplexes.
Une chose est la faim de l'estomac. Une autre celle de l'âme. Le Cubain de l'île, à moins qu'il n'appartienne à la nomenclature, souffre quotidiennement de celle de l'estomac, il n'a pas le temps de ressentir l'autre pendant qu'il lutte pour calmer la première.
Les Cubains de l'exil souffrent de celle de l'âme. Ils ont faim du quartier, du parent éloigné, de la patrie interdite, du rêve qu'ils ont voulu atteindre dans le pays natal.
Ceux qui, autant en exil que dans l'île, avons vu aller et venir le cheval de corail, se ruant sur nos morts, plantant sur elles, sur chaque chimère, dévorant chaque pousse, chaque épi, en faisant croître à grand galop les broussailles des deux faims, nous
connaissons les deux douleurs en même temps.
Avoir faim dans l'estomac et dans l'âme a été le sceau distinctif de ces longues années. Le cubain a souffert d'un seul coup des deux faims. Il est devenu un expert en recettes pour calmer le jéjunum et un mage pour dompter l'esprit. Quand un plat satisfaisant
lui a manqué, il a inventé un en-cas inusité. Quand un stimulant agréable lui a manqué, il a inventé un rêve prometteur. Mais le cheval de corail, dans ses allers et venues dans nos vergers a rué autant sur la graine qu'il n'y a plus de
germination possible, et les deux faims se sont éternisées.
Traduction: Genevieve Tejera
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