Bien que la
peur dévore l'âme
Manuel David Orrio, CPI
LA HAVANE, mars (www.cubanet.org) Vient de se terminer la semaine
noire des opposants et journalistes indépendants cubains, encore sans
savoir si ce sera la première d'une série. Pour le moment, environ
80 opposants, activistes des droits de l'homme et journalistes indépendants,
sont toujours dans les cachots après avoir passé par des fouilles
minutieuses de la police dans leurs domiciles.
Des fouilles terribles, des opérations gigantesques, où même
les aspirines provenant des Etats-Unis ont été déclarées
"subversives". Cela parait incroyable, mais ce fut ainsi. La police
politique n'a pas seulement confisqué les ordinateurs, appareils de télécopie
et documents, mais aussi ont été élevés au rang de "subversion"
des médicaments américains et de machines à écrire
antédiluviennes."Ils ont tout emporté", ai-je entendu
dire à des voix affligées tout au long de la semaine noire.
Ces jours-ci le collègue et ami Armando Soler, sans se le proposer, a
été le premier à choisir un titre pour un article : "La
peur devore l'âme". Ainsi s'appelle un film excellent projeté
dans la Cuba des 80, qui raconte les souffrances d'un couple d'amants victimes
du racisme. Les exclus souffrent, et la peur leur dévore l'âme.
Maintenant, à Cuba, une épée de Damoclès est devenue
plus que réelle pour de nombreux collègues et amis. Aussi exclus
pour leurs idées politiques que ce couple victime de la discrimination.
J'ai senti cette peur dévorant les âmes l'après-midi où
ils ont arrêté Raúl Rivero, qui par coïncidence de la
vie réside à quelques 300 mètres de chez moi. Apres
plusieurs jours et nuits où se sont mêlées les actions comme
faisant partie d'un réseau qui surveillait les détentions, avec
celles destinées à sauver ce qui pourrait l'être au cas où
on serait attrapé, j'ai profité d'une après-midi pour faire
une brève promenade en compagnie de mon épouse. En revenant, la présence
plus que suspecte d'une auto et d'un groupe d'individus près de chez moi
m'ont fait penser qu'ils m'attendaient. J'ai appelé quelques amis et les
ai avisé que peut-être il me restait quelques minutes de ce qu'à
Cuba on appelle liberté. J'ai attendu, en obtenant soudain une paix intérieure
que je n'avais pas eu depuis des jours. Un bruit à la porte m'a fait me dépêcher
de terminer une cigarette, regarder autour de moi, aspirer les odeurs du foyer,
toucher un meuble. J'ai ouvert. "Il y a une énorme opération à
Peñalver et Oquendo", m'a dit un beau-frère. J'ai pu
communiquer deux minutes avec une femme qui se trouvait dans la maison de
Rivero. La voix entrecoupée, les demi-paroles, ne m'ont pas permis de
comprendre pourquoi un poète peut aller terminer dans un cachot,
exactement la quelque chose qui m'a assailli dans ces minutes inoubliables.
Des anecdotes comme celle-ci j'en ai des dizaines. Carmelo Díaz, à
peine quelques heures avant d'être incarcéré, m'a raconté
sa peine pour la perte d'une mallette où il gardait les originaux de son
travail comme journaliste indépendant. Celle-ci avait été
capturée au domicile où le Conseil Unitaire des Travailleurs
Cubains a ses bureaux. Manuel Vázquez Portal, m'a-t-on dit, a déclaré
aux gendarmes qui lui ont confisqué deux excellents livres de poèmes
que j'ai eu le privilège d'entendre de sa voix un mois avant la semaine
noire : "Tiens, prends mes livres, j'en ai encore plus dans la tête."
La peur dévore l'âme. Mais l'âme termine toujours à
vaincre la peur. Beaucoup se demandent, et il faudra se demander en faisant une
pause, comment il a été possible que tant de monde se laisse
attraper comme des mouches dans leurs logements. Très simple : si l'on
regarde la liste des personnes arrêtées, beaucoup ont le téléphone
chez eux. Ils y sont restés pour être utiles en quelque chose, pour
être dans le réseau de surveillance qui de manière spontanée
a impliqué tout le monde. Je pense à moi, je découvre ce
qui les a motivé. Quelque chose de plus puissant que la terreur de la
semaine noire, quelque chose d'une valeur infinie qui s'appelle solidarité.
Martin Luther King a dit dans son 'I have a dream' que "Nous devons développer
notre lutte au niveau le plus élevé de la dignité et de la
discipline". Et que s'est-il passé si ce n'est pas cela ?
Par-là vont deux théoriciens se trouvant à des
centaines de kilomètres de La Havane, qui se consacrent parmi d'autres
choses à spéculer sur si la célébration le 14 mars
de l'Atelier National d'Ethique Journalistique des journalistes indépendants
a été le détonateur qui a provoqué le début
de la répression gouvernementale. On dit même que la chose a été
mal pensée. Et bien il faudrait demander aux théoriciens depuis
quand une réunion de journalistes se concentrant sur des affaires éthico-professionnelles
est un motif pour déchaîner une vague répressive comme celle
vécus à Cuba pendant la semaine noire. Même pas un prétexte.
En passant, seulement 6 des 25 journalistes indépendants actuellement arrêtés
ont participé à cet évènement.
Quand la peur dévore l'âme on peut perdre le raisonnement. Mais
quand l'âme s'élève au-dessus de la peur il peut se produire
une situation sociale, décrite par Martín Luther King avec ces
mots :"Si un peuple est capable de trouver dans ses rangs 5 % de ses hommes
disposés à aller volontairement en prison pour une cause qu'ils
considèrent juste, alors il n'y aura pas d'obstacle qui puisse l'arrêter."
Peut-être, la semaine noire sera le premier indice que le peuple
cubain est près de 5 %, bien que la peur dévore l'âme.
Traduction: Genevieve Tejera
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